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Daphne Bramham: «Des jeunes filles mineures mariées de force au nom de la polygamie»
Créé le 25.11.10 à 22h13 — Mis à jour le 26.11.10 à 09h59
Winston Blackmore, «évèque» de la communauté mormone dissidente canadienne de Bountiful, ici avec six de ses filles (sur 136 enfants) SIPA/AP/J.HAYWARD
INTERVIEW – Cette journaliste canadienne, auteure d’une enquête sur la secte mormone dissidente de Bountiful, livre un éclairage sur une pratique interdite mais tolérée…
De notre correspondant à Los Angeles
Depuis lundi, la province canadienne de Colombie britannique débat de la polygamie. Plus exactement, de son interdiction, en vigueur depuis plus de 100 ans et contestée par certains au nom de la liberté religieuse. Décryptage avec la journaliste du Vancouver Sun Daphne Bramham, auteure de La vie secrète des Saints, consacré à la communauté mormone dissidente de Bountiful.
Le débat est-il intense au Canada? La polygamie peut-elle vraiment être ré-autorisée?
La question a été popularisée par la série de HBO Big Love. Le débat s’est intensifié avec quelques cas médiatiques (comme la condamnation aux Etats-Unis à 10 ans de prison de Warren Jeffs, «prophète» de la communauté de Bountiful, pour «complicité de viol» pour avoir organisé le mariage d’une jeune fille de 14 ans avec son cousin de 19 ans). Il y a une vrai possibilité pour que la Colombie britannique tranche en faveur de la liberté religieuse, principalement car la loi est très mal écrite. L’enjeu serait alors renvoyé devant la Cour suprême canadienne. Le Parlement disposerait ensuite d’une période pour changer la loi, dans un sens ou dans l’autre. Une écrasante majorité des Canadiens est contre la polygamie.
En France, une communauté comme celle de Bountiful serait sans doute poursuivie pour dérive sectaire. Pourquoi n’est-ce pas le cas au Canada?
Nous n’avons pas de loi décrivant précisément ce qui définit une secte ou un culte, principalement par peur d’être intolérant. Cela remonte aux premiers fondateurs. Certains sont venus ici pour des raisons religieuses car ils étaient persécutés en Europe.
A quoi ressemble la vie de tous les jours à Bountiful?
C’est une communauté de 1.500/1.600 membres scindée en deux après un clash entre l’ex-prophète, Warren Jeffs et «l’évèque» Winston Blackmore. Ils ont une vie principalement champêtre. Ils ne rejettent pas la technologie comme les Hamish mais vivent dans des maisons simples car ils sont souvent pauvres. Sur place, on ne voit presque que des femmes et des enfants –les hommes travaillent en dehors, comme bûcherons ou fermiers. Chaque membre doit donner 10% de ses biens à l’Eglise et ils travaillent souvent à bas-coût pour elle.
Et donc, la polygamie…
Au dernier compte, Winston Blackmore a 26 femmes et 136 enfants. Selon leur doctrine, le mariage est prédéterminé avant même la naissance. Dieu révèle ensuite au prophète le moment et le nom des époux. Souvent, dans les 24 heures, une jeune fille, parfois de 15 ou 16 ans, peut se retrouver mariée de force à un homme de 50 ans, ou même de 80 comme dans le cas du précédent prophète. Tout va très vite, au nom de leur croyance, sans doute pour éviter que les jeunes femmes ne s’enfuient. Certaines ont parfois la possibilité de dire non, mais c’est rare.
Y a-t-il assez de femmes pour tout le monde?
Non, il y a un vrai problème arithmétique (les femmes n’ont qu’un seul mari, ndr). Du coup, de nombreux jeunes hommes sans femme sont bannis de la communauté. Ce sont les «lost boys» («garçons perdus»). Officiellement ils sont écartés sous le prétexte d’être des «rebelles» qui remettent en cause l’enseignement de l’Eglise. Le plus souvent, c’est pour avoir manifesté un intérêt pour une jeune-fille déjà mariée.
S’adaptent-ils facilement au monde extérieur?
Non. Ils ne vont à l’école que jusqu’à 15/16 ans. Les enseignants sont des membres de la communauté. On leur apprend que la chose la plus importante est le mariage et l’obéissance, que les gens de l’extérieur sont des «gentils» (païens) et les membres écartés, des pécheurs qui seront les premiers anéantis quand l’Apocalypse viendra. Ils traversent souvent une grave crise identitaire.
Propos recueillis par Philippe Berry
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