Le phénomène existe dans d’autres régions mais est évidemment beaucoup plus fort dans le Caucase du Nord.
Le 23 mars, au Daghestan, un père a avoué avoir tué ses deux filles, qu’il suspectait de comportement immoral. L’homme a expliqué avoir égorgé ses enfants en décembre 2015, puis emporté leurs corps à l’écart du village pour les enterrer dans la montagne. La plus jeune de ses filles avait 16 ans, l’aînée, 22 ans. Interrogé par la justice, le Daghestanais a expliqué avoir décidé de châtier ses filles parce qu’elles sortaient jusque tard le soir, une conduite, selon lui, « inadmissible pour une fille de la montagne ». Ces « crimes d’honneur » sont une pratique relativement courante dans les républiques russes du Nord-Caucase, mais dont on tait l’existence le plus souvent. Quel comportement est considéré comme indécent ? Pourquoi cette « honte » doit-elle absolument être lavée dans le sang et est-il possible de venir à bout de cette pratique ? Pourquoi la communauté prend-elle toujours le parti des assassins ? Lenta.ru s’est entretenu de ces questions avec Rouslan Guereïev, expert du Centre des études islamiques du Nord-Caucase et directeur du Groupe d’observation de la jeunesse daghestanaise.
Rouslan Guereïev : C’est une réalité, certes, mais parler de pratique systématique ne serait pas sérieux. Ce n’est pas le cas. Le crime d’honneur est un procédé ancien, qui nous vient du droit coutumier, des pratiques tribales antiques. Quand une personne se trouve psychologiquement dans une impasse, qu’elle ne peut plus ni éduquer, ni même exercer une quelconque influence sur un parent plus jeune, elle finit par en arriver, malheureusement, à cette issue tragique. Ces méthodes sont condamnées sans équivoque par les organisations civiles autant que par les structures religieuses. Il faut aussi noter que ces crimes ont lieu dans des régions reculées, dans les montagnes, les villages isolés – là où l’institution du droit coutumier est fortement enracinée et maintient son influence.
Lenta.ru : Si je comprends bien, ces règles ont une telle importance pour les gens qu’ils sont prêts à tuer leurs propres enfants afin que personne ne pense du mal d’eux ?
R.G. : Les codes traditionnels de conduite déterminent pour beaucoup l’ordre intérieur, les mécanismes de la vie sociale dans le Caucase du Nord. Ça concerne autant les parents que les enfants, les hommes que les femmes. Ces codes sont pieusement observés de génération en génération. Et même les années 1990 – une période révolutionnaire, au fond – n’ont changé que peu de chose. À l’inverse, l’influence du droit coutumier, tout comme les positions religieuses, d’ailleurs, se renforcent et s’affermissent de jour en jour.
Ce qui est regrettable, c’est que l’État n’accorde pas à ce phénomène l’attention qu’il faudrait : il n’y a pas de structures civiles qui pourraient faire de la sensibilisation. Il n’y a pas de plan de travail précis qui dirait quoi faire, comment le faire et qui doit s’en charger. Un individu se retrouve confronté à un problème et le résout sous le coup de la colère, de l’émotion, et c’est ce qui conduit à ces conséquences malheureuses.
Lenta.ru : Un père qui lave la honte dans le sang de sa fille acquiert-il ensuite le respect ?
R.G. : Malheureusement, c’est une loi non écrite qui intervient ici : en appliquant le châtiment, la personne sera moins blâmée que si elle avait laissé les choses en l’état. Bien sûr qu’un père n’acquiert pas le respect par un tel acte, mais du moins, il évite la honte. Et ce même si du point de vue de la culture religieuse, un crime est un crime, et qu’il est condamné par toutes les religions.
Lenta.ru : Quelle est la position de l’islam traditionnel à l’égard de ces pratiques ?
R.G. : Il les condamne fermement. Parce que le principe qui repose à la base de la religion est « Tu ne tueras point ». Nous sommes dans un cas où la tradition et le droit coutumier sont en contradiction avec les normes de la charia. Il faut comprendre que le droit coutumier est hérité quand les versets du Coran sont respectés. Il est logique que le droit coutumier ne cède pas face aux versets parce qu’il s’agit d’une norme historiquement établie. Mais dans certaines situations, le droit coutumier est utile et peut parfaitement correspondre aux conceptions religieuses. On convoque les anciens, qui s’efforcent d’influer d’une façon ou d’une autre pour que les crimes de ce genre ne se reproduisent pas. Cette dernière affaire, l’histoire de ce père qui a égorgé ses deux filles, a eu une forte résonance, l’opinion publique a condamné son geste. Mais évidemment, ça ne ramènera pas ces enfants à la vie.
Lenta.ru : De quel comportement peut-on dire qu’il est immoral, où est la frontière ?
R.G. : Pour les femmes non mariées, les exigences concernent principalement les relations avec les représentants du sexe opposé, les frontières de la proximité, de l’intime. Tout est extrêmement codifié. Dans certains cas, un texto frivole ou un retour tardif à la maison peuvent devenir des motifs de suspicion.
Lenta.ru : Ces normes concernent-elles aussi les hommes, ou seule une femme peut-elle déshonorer sa famille ? Que risque un homme qui se comporte de façon indigne ?
R.G. : Du point de vue de la culture locale, un comportement immoral n’a pas d’appartenance sexuelle. Les codes concernent autant les femmes que les hommes, le droit coutumier s’applique à tous. Simplement, l’homme est plus privilégié dès le départ, il a un autre statut, ses responsabilités sont déterminées par d’autres critères. On n’exige pas des hommes ce que l’on exige des femmes. L’homme a le droit de légaliser a posteriori une relation hors mariage. La femme n’a pas ce droit : le dernier mot revient toujours à l’homme.
Lenta.ru : Et n’importe quelle ombre à sa réputation peut finir pour elle en condamnation à mort ?
R.G. : Dans le pire des cas, seulement. Il y a beaucoup de calomnies infondées : de fausses rumeurs propagées intentionnellement par les gens. Beaucoup plus que de comportements immoraux à proprement dit. À ce propos, il y a cinq ans, le mufti du Daghestan a décidé qu’une accusation infondée contre une personne équivalait, en termes de responsabilité, à un crime.
Lenta.ru : J’ai entendu dire que personne ne pouvait trouver la tombe d’une personne exécutée pour déshonneur. Est-ce vrai ?
R.G. : Ce n’est pas tout à fait juste. En réalité, les victimes de crimes d’honneur sont enterrées à l’écart, comme des suicidés, par exemple. Mais une tombe sans même un nom marqué, non. Il n’y a que les terroristes qui sont enterrés comme ça.
Lenta.ru : Ce père daghestanais a tué ses filles en décembre 2015, et on n’entend parler de l’affaire que maintenant. C’est signe qu’elles ont été enterrées précisément de cette façon, sans pierre tombale, non ?
R.G. : On ne sait pas comment il a justifié leur disparition. On dit que cet homme a raconté aux voisins qu’il avait envoyé ses filles chez un oncle. C’est une chose que l’entourage est facilement porté à croire. Au Daghestan, la société est très fermée, et c’est encore plus fort dans les villages. Ce qui se passe dans une famille n’en sort pas.
Lenta.ru : Les crimes d’honneur sont-ils caractéristiques du Nord-Caucase seulement ou d’autres régions aussi ?
R.G. : Le phénomène existe dans d’autres régions mais est évidemment beaucoup plus fort dans le Caucase du Nord. Le Tatarstan et le Bachkortostan sont devenus plus laïcs, et les crimes d’honneur y ont pratiquement disparu. Dans les montagnes du Nord-Caucase, il faut l’avouer également, ces crimes ne sont plus si fréquents que dans le passé. Les gens ont tendance à résoudre leurs conflits par l’intermédiaire des responsables religieux. Le nombre de demandes qui leur sont adressées a beaucoup augmenté ces dernières années. Nous avons fait un calcul approximatif et, sur une semaine, la seule mosquée de Makhatchkala a reçu 3 000 demandes. C’est un constat positif, les autorités religieuses s’efforcent de réconcilier les gens, d’apaiser les choses.
Lenta.ru : Et la tradition d’enlever les femmes : c’est aussi du droit coutumier ?
R.G. : Exclusivement. La religion a toujours condamné cette pratique. En fait, ce phénomène se manifeste dans toutes les régions où l’on recense une population importante de ressortissants du Nord-Caucase. Parfois, des filles du coin sont enlevées pour être épousées. On rencontre de moins en moins d’incidents de ce type, mais ça ne veut pas dire qu’ils n’existent pas.
Lenta.ru : C’est-à-dire que quand ils s’installent dans d’autres régions, dans des sociétés régies par d’autres normes sociales, culturelles et religieuses, ces gens apportent le droit coutumier avec eux et continuent de vivre selon ses codes ?
R.G. : Bien sûr, c’est de l’export direct ! Prenez les régions du nord de la Sibérie, par exemple, comme Sourgout, Khanty-Mansiïsk ou Nefteïougansk, où l’on trouve une importante population de ressortissants daghestanais et ingouches. Ils forment de véritables villes dans les villes et ils vivent selon leurs lois. Une personne originaire du Nord-Caucase, où qu’elle se trouve, suit les mêmes règles, a une ligne de conduite partout identique.
Traduit par : Julia BREEN —
Source : Courrier de Russie
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Une réponse sur « Pourquoi les crimes d’honneur se perpétuent-ils dans le Caucase ? »
En écho à votre article sur cette terrible pratique dans le Caucase mais partout dans le monde ( y compris en Europe), une contribution artistique : plasticienne engagée, j’ai réalisé une oeuvre intitulée « Vera Icona » sur les crimes d’honneur. . Cette série a été exposé á deux reprises, dans un centre d’art á Strasbourg mais aussi dans un centre de planification en Isère car la pédagogie est primordiale car cette pratique barbare s’exporte ….
A découvrir : https://1011-art.blogspot.fr/p/vera-icona_5.html
Mais aussi une oeuvre plus pudique intitulée « Noli me tangere » sur l’inviolabilité du corps de la femme : https://1011-art.blogspot.fr/p/noli-me-tangere.html