Un village interdit aux hommes? Ça existe. UMOJA, VILLAGE-REFUGE

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Un village interdit aux hommes? Ça existe. Dans le district de Samburu, au nord du Kenya, Umoja accueille les femmes victimes de brutalités domestiques ou de mariages forcés.

Ce mariage, Judy n’en voulait pas. Elle n’avait qu’une dizaine d’années lorsque son père a décidé d’arranger son union avec un homme âgé de 20 ans plus qu’elle. « Je devais être sa seconde épouse », raconte la jolie jeune femme aux cheveux courts, aujourd’hui âgée de 20 ans. Un matin, à l’aube, Judy s’est glissée hors de la hutte familiale et s’est enfuie. « J’avais entendu parler d’un village qui accueillait les filles qui refusaient les mariages forcés. Je suis montée dans un matatu [NDLR : un minibus de transport en commun très utilisé au Kenya] et j’ai finalement atterri ici, à Umoja. »

Besoin d’un lieu sûr

Le village d’Umoja (« unité » en swahili, la langue officielle au Kenya) jouxte la réserve nationale de Samburu, dans une région aride du nord du pays. Il est constitué d’une vingtaine de huttes faites de branchages et de bouse de vache, encerclées d’un enclos de buis épineux. Ici, il n’y a que des femmes. À l’exception des touristes de passage, les hommes n’ont pas le droit de pénétrer dans l’enceinte.

Ce village a été créé au début des années 1990 par une quinzaine de femmes samburu qui y ont trouvé refuge. La plupart d’entre elles affirment avoir été violées par des soldats britanniques, puis répudiées par leur mari pour cause de déshonneur*« C’est arrivé un jour où j’allais ramasser du bois dans la brousse. Trois hommes m’ont agressée. Lorsqu’il l’a su, mon mari m’a chassée de la maison parce que j’étais souillée », se souvient Nagusi Lolemu, l’une des fondatrices, assise à l’ombre d’un arbre. Alors qu’elle vendait des bijoux de perles au bord de la route, elle a rencontré d’autres villageoises dans la même situation. Leur chemin a croisé celui de Rebecca Lolosoli, une femme de poigne qui venait d’être violemment agressée par des hommes de la communauté samburu pour avoir tenté d’informer les femmes de leurs droits.

« Au début, les hommes se moquaient de nous. Ils étaient sûrs que nous ne pourrions pas nous en sortir sans eux. » — Nagusi Lolemu, l’une des fondatrices du village et mère de sept enfants

Les femmes se regroupent en coopérative et demandent aux autorités locales de leur donner une parcelle de terrain pour y bâtir leurs huttes. Ainsi est né Umoja. « Au début, les hommes se moquaient de nous, relate Nagusi, mère de sept enfants. Ils étaient sûrs que nous ne pourrions pas nous en sortir sans eux. »

Une petite révolution

Les Samburu représentent moins de 2 % des 43 millions de Kenyans. Dans cette société très patriarcale, les mutilations génitales et les avortements forcés — lorsqu’une adolescente tombe enceinte hors mariage — sont largement pratiqués. La très grande majorité des fillettes samburu sont excisées, un acte pourtant interdit au Kenya depuis 2001. Mariées jeunes, elles reçoivent rarement une éducation. « Les femmes sont la propriété de leur mari. Ce sont elles qui travaillent le plus, mais rien ne leur appartient », explique Jane Meriwas, fondatrice du Samburu Women Trust, une association qui enseigne l’éducation civique dans les villages du district.

Alors, des femmes samburu qui fondent leur village et gèrent leurs propres revenus, c’était une révolution! Parties de rien, elles ont réussi à se débrouiller seules. Le village compte aujourd’hui une cinquantaine d’habitantes et leurs enfants. Elles survivent grâce à la vente de bracelets et de colliers de perles colorées, aux visites (payantes) des touristes et à l’aide généreuse de donateurs internationaux, émus par la cause de ces courageuses féministes. Un camping pour les voyageurs qui visitent la réserve nationale de Samburu et même un petit centre culturel ont vu le jour à côté du village.

En outre, les femmes d’Umoja ont pu acheter à la municipalité le terrain sur lequel leur village est installé. Cette réussite a attisé la jalousie des hommes des communautés voisines; à plusieurs reprises, les résidentes ont subi leur harcèlement. Elles ont même dû engager trois guerriers pour les protéger durant la nuit. Visiblement, la situation s’est stabilisée. Dans la petite ville voisine d’Archers Post, les habitants semblent désormais respecter leur choix. Certaines femmes y ont même des amants… mais ils ne vivent pas avec elles.

Le pouvoir en mains

Petit à petit, Umoja est devenu un refuge pour les femmes des villages environnants, victimes de brutalités domestiques ou rejetées par leur clan.« Mon mari m’a violemment battue après que j’ai perdu une chèvre, dit Rose, 25 ans, au village depuis quelques mois. À Umoja, j’espère avoir une vie meilleure, mais aussi que mon garçon devienne un homme plus instruit que son père, un homme qui respecte sa femme. »

Photographie de Rose, 25 ans et installée au village depuis quelques mois

« À Umoja, j’espère avoir une vie meilleure, mais aussi que mon garçon devienne un homme plus instruit que son père, un homme qui respecte sa femme.  » — Rose, 25 ans et installée au village depuis quelques mois

Lors de réunions auxquelles sont invitées les femmes des communautés voisines, les matriarches d’Umoja enseignent leurs droits aux plus jeunes, parlent égalité des sexes et font de la prévention contre la violence et le sida. Ici, pas d’excision pour les filles, pas de mariage contre leur gré, et les garçons aident leur mère dans les tâches ménagères.

Surtout, les villageoises peuvent jouir de l’argent qu’elles gagnent, sans obligation de tout reverser à leur époux. Les revenus tirés du tourisme et les dons sont partagés entre toutes les femmes, qui peuvent subvenir à leurs besoins et envoyer leurs enfants à l’école. Elles ont aussi commencé à élever et à abattre du bétail, un rôle normalement réservé aux hommes. L’Organisation des Nations Unies a même invité la chef du village, Rebecca Lolosoli, à assister à une conférence mondiale sur l’autonomisation des femmes, à New York.

Les côtés sombres d’Umoja

Jane Meriwas reconnaît que l’initiative a permis d’attirer l’attention de la communauté internationale sur les difficultés des femmes samburu. « Mais séparer les femmes des hommes ne peut pas être une solution à long terme, pense-t-elle. C’est un traumatisme pour elles d’être exclues de leur communauté, et cela radicalise les rapports. » Elle estime que l’avenir passe avant tout par l’éducation. « Il faut que les hommes participent au dialogue et que la transition vers plus d’égalité et une émancipation des femmes samburu se fasse graduellement. » Mais les habitantes des villages isolés ont peu d’endroits où se réfugier. Umoja, qui s’est fait connaître grâce au bouche à oreille, a le mérite de fournir un abri d’urgence pour celles qui sont en détresse.

Derrière l’image flatteuse de ces révolutionnaires tribales, le tableau n’est pas idyllique. Dès que des visiteurs arrivent au village, les femmes s’empressent d’enfiler des colliers de perles traditionnels. Dans un scénario bien rodé, elles amorcent les négociations, avant de se mettre à danser, tapant des pieds sur le sol poussiéreux et agitant en rythme leurs lourds ornements sur leurs épaules. La chef du village interdit aux habitantes d’Umoja de parler aux étrangers sans paiement préalable. Le malheur se monnaie, et les dons continuent d’affluer. Pourtant, les enfants sont toujours en haillons et seules quelques jeunes filles peuvent s’offrir le luxe de fréquenter une école, le plus souvent grâce à un parrainage venant de l’étranger.

Devant ce constat, l’an dernier, une association américaine qui commanditait le village a cessé son partenariat direct avec Rebecca Lolosoli. « Nous ne passons plus par elle pour remettre nos dons aux femmes d’Umoja, car nous redoutons qu’elle utilise mal l’argent. Avec ce qu’elles ont reçu ces 20 dernières années, les résidentes devraient s’en sortir beaucoup mieux », dit la coordonnatrice du projet, qui refuse d’être nommée. Elle dénonce aussi la « dépendance à la charité » qu’ont développée les femmes d’Umoja. « Le projet est beau, mais la cupidité de certaines l’empêche d’évoluer. »

Selon elle, une vingtaine de résidentes auraient quitté le village ces deux dernières années à cause de l’autoritarisme de la matriarche. Une déception. « Mais elles s’en sortent plutôt bien. Plusieurs ont créé leur petit commerce, raconte-t-elle. Finalement, elles ont réussi, une nouvelle fois, à voler de leurs propres ailes. » Et l’émancipation des femmes samburu ne peut se faire que pas à pas.


  • *Plusieurs centaines de Kenyanes affirment avoir été violées, entre 1970 et 2003, par des soldats britanniques participant à des camps d’entraînement dans le nord du pays

 

Par Patricia Huon, 21 janvier 2014, Source : http://www.gazettedesfemmes.ca/8497/umoja-village-refuge/

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